Paul Féval, le rennais

      "Le Loup Blanc", roman situé à La Bouëxière, Liffré, St Aubin du Cormier, ...

     Paul Féval est né à l'hôtel de Blossac, rue du Chapître à Rennes en 1816. Il est champenois de par son père, conseiller à la Cour de Rennes. Et surtout breton : sa mère - Jeanne Le Baron - est originaire du "Pays de Redon". Elle est petite-fille du noble jurisconsulte de la Germondaye. D'où une sensibilité familiale favorable à la Monarchie.

     A 14 ans Paul provoque des bagarres au Collège royal de Rennes (Emile Zola). C'est une période où l'on sort du 1er Empire et de 2 "Restaurations" qui mèneront à la "Monarchie de juillet 1830". On lui fait calmer ses ardeurs monarchistes dans le Pays de Redon,  au château d'un oncle de la "Forêt-Neuve" en Cournon (ou "Grand-Clos"? ou "Haut Sourdéac"?) en Glénac? (Morbihan). Cette période sera déterminante pour Paul avec des "veillées" faites de légendes et de témoignages d'anciens chouans.

     En 1837 l'avocat désabusé de 21 ans "monte" à Paris où il dispose de relations dans les milieux royalistes et traditionalistes. Après une approche superficielle dans la finance il est attiré par l'écriture.  A cette époque Walter Scott est la référence avec son héros écossais Rob Roy. Désireux d'avoir leurs propres personnages de tempérament nombre d'écrivains français se tournent vers la Bretagne : parmi eux Eugène Sue publie dès 1830 "Kernok la pirate" puis la "Vigie de Koat-Ven". En 1839 les chants du peuple breton sont magnifiés par les 2 volumes du "Barzaz Breiz" (barzaz, bardit ensemble de poèmes) d'Hersart de la Villemarqué. Le romantisme et le celtisme sont lancés par Chateaubriand qui publie en 1841 ses "Mémoires d'Outre-Tombe".Dans cette période Paul Féval produit le "Joli Château" en 1842 avec des actions se situant en Haute-Bretagne. C'est une oeuvre d'adolescent intéressante mais non aboutie.

     Les années 1840 sont marquées par l'essor des journaux. Pour fidéliser ses lecteurs le "Journal des débats" propose des feuilletons des "Mystères de Paris" d'Eugène Sue sur une période été 1842 à l'automne 1843. Le journal "L'Epoque" fait alors appel à Paul Féval pour adapter "The Mysteries of London" de G.W.M. Reynolds. Sous le pseudonyme de Sir Francis Trolopp il obtient la notoriété qui lui permet de publier "LE LOUP BLANC" sous son propre nom. Pour bien situer ce roman il faut se rappeler que la violente "Révolution française" date de seulement un demi-siècle. Les mémoires   sont encore très vives. Victor Hugo écrivit : "la Bretagne est une vieille rebelle. Toutes les fois qu'elle s'était révoltée pendant deux mille ans elle avait eu raison : la dernière fois, elle a eu tort."

     Depuis plusieurs siècles et surtout depuis le rattachement de la Bretagne à la France au XVIème siècle la majeure partie de l'aristocratie bretonne continue à combattre tout oppresseur politique français. Et le peuple breton conserve sa haine contre les agents du fisc.

     - La Révolte des "Bonnets Rouges" s'est déroulée en 1675 et a été durement réprimée à Carhaix, Pontivy, Nantes et Rennes (rubrique "Bonnets Rouges - Chouannerie")- ....

     Il désire vivre avec ses coutumes ancestrales et ses règles propres à son environnement. On comprendra ainsi mieux certains personnages du "Loup Blanc" qui évoluent dans les années 1720 à 1740. 

     Ce n'est qu'en 1857 - à 41 ans - que Paul Féval connaîtra la gloire avec "Le Bossu" et son personnage Lagardère. Malgré plus de 200 romans il finira quelque peu oublié en 1887.

     O.F. 5/11/2019 : au XIXe, Paul Féval était aussi connu que Dumas ou Balzac. L'agrégée de lettres de l'université Sorbonne Paris 4 (âgée de 30 ans) Félicité de Rivasson,  prépare une thèse universitaire à l'université Grenoble-Alpes sur l'oeuvre de ce rennais aujourd'hui presque oublié. Il est l'un des maîtres du roman-feuilleton. Bien que vivant à Paris, il n'a jamais oublié sa Bretagne. Il a vécu à Rennes toute son enfance et son adolescence. Il a aussi étudié le droit, est devenu avocat... Il était conservateur, royaliste. Il revenait en vacances pour visiter sa famille. Il a souvent loué un château dans le Morbihan, près de Lorient. La Bretagne l'inspirait. On retrouve dans son oeuvre les Côtes-du-Nord, Saint-Malo, ... Le Bossu était l'oeuvre qu'il revendiquait le moins! Redécouvert dans les années1930 par les artistes surréalistes, peu étudié aujourd'hui, il l'a été dans les années 1980, quand la paralittérature et le romancier populaire étaient à la mode. Il y a eu par le passé une association des amis de Paul Féval. Un grand colloque universitaire a été organisé à Rennes, en 1987, pour le centenaire de sa mort.. Mais le bicentenaire de sa naissance, en 2016, a presque été oublié. Propos recueillis par Pascal SIMON

 

                                                            -=&=-

                                          EXTRAITS du "LOUP BLANC" :

 La chanson : il n'y a pas encore bien longtemps, le voyageur qui allait de Paris à Brest, de la capitale du royaume à la première de nos cités maritimes, s'endormait et s'éveillait deux fois, bercé par les canots de la diligence, avant d'apercevoir les maigres moissons, les pommiers trapus et les chênes ébranchés de la pauvre Bretagne. Il s'éveillait la première fois dans les fertiles plaines du Perche, tout près de la Beauce, ce paradis des négociants en farine : il se rendormait poursuivi par l'aigrelet parfum du cidre de l'Orne et par le patois nasillard des naturels de la Basse-Normandie. Le lendemain matin, le paysage avait changé; c'était Vitré, la gothique momie, qui penche ses maisons noires et les ruines chevelues de son château sur la pente raide de sa colline; c'était l'échiquier de prairies plantées ça et là de saules et d'oseraies où la Vilaine plie et replie en mille détours son étroit ruban d'azur. Le ciel, bleu la veille, était devenu gris; l'horizon avait perdu son ampleur, l'air avait pris une saveur humide. Au loin, sur la droite, derrière une série de monticules arides et couverts de genêts, on apercevait une ligne noire. C'était la forêt de Rennes.

     La forêt de Rennes est bien déchue de sa gloire antique. Les exploitations industrielles ont fait, depuis ce temps, un terrible massacre de ses beaux arbres.MM. de Rohan, de Montbourcher, de Châteaubriant y couraient le cerf autrefois, en compagnie des seigneurs de Laval, invités tout exprès, et M. l'intendant royal, dont on se serait passé volontiers.Maintenant, c'est à peine si les commis rougeauds des maîtres des forges y peuvent tuer à l'affût, de temps à autre, quelque chétif lapereau ou un chevreuil étique que le spleen porte à braver cet indigne trépas.

     On n'entend plus, sous le couvert, les éclatantes fanfares; le sabot des nobles chevaux ne frappe plus le gazon des allées; tout se tait. Certains se frottent les mains à l'aspect de ce résultat. Ils disent que les châteaux ne servaient à rien et que les usines font des clous. Nous avons peut-être, à ce sujet, une opinion arrêtée, mais nous la réserverons pour une occasion meilleure. Quoi qu'il en soit, au lieu de quelques kilomètres carrés, grevés de coupes accablantes, et dont les trois quarts sont à l'état de taillis, la forêt de Rennes avait, il y a cent cinquante ans, onze bonnes lieues de tour, et des tenues de futaie si haut lancées, si vastes et si bien fourrées de plant à la racine, que les gardes eux-mêmes y perdaient leur chemin.

     En fait d'usines, on n'y trouvait que des saboteries dans les "fouteaux"; et aussi, dans les châtaigneraies, quelques huttes où l'on faisait des cercles pour les tonneaux. Au centre des clairières, dix à douze loges groupées et comme entassées servaient de demeures aux charbonniers. Il y en avait un nombre fort considérable, et, en somme, la population de la forêt passait pour n'être pas au-dessous de quatre à cinq mille habitants.

     C'était une caste à part, un peuple à demi sauvage, ennemi né de toute innovation, et détestant par instinct et par intérêt tout régime autre que la coutume, laquelle lui accordait tacitement un droit d'usage illimité sur tous les produits de la forêt, sauf le gibier. De temps immémorial, sabotiers, tonneliers, charbonniers et vanniers avaient pu, non seulement ignorer jusqu'au nom d'impôt, mais encore prendre le bois nécessaire à leur industrie sans indemnité aucune. Dans leur croyance, la forêt était leur légitime patrimoine: ils y étaient nés; ils avaient le droit imprescriptible d'y vivre et d'y mourir. Quiconque leur contestait ce droit devenait pour eux un oppresseur. Or, ils n'étaient point gens à se laisser opprimer sans résistance. Louis XIV était mort. Philippe d'Orléans, au mépris du testament du monarque défunt, tenait la régence.
     En Bretagne, la longue et vaillante résistance des Etats avait pris fin. Un intendant de l'impôt avait été installé à Rennes, et le pacte d'union, violemment amendé, ne gardait plus ses fières stipulations en faveur des libertés de la province. Le parti breton était donc vaincu; la Bretagne se faisait France en définitive; il n'y avait plus de frontière. Mais autre chose était de consentir une mesure en assemblée parlementaire, autre chose de faire passer cette mesure dans les moeurs d'un peuple dont l'entêtement est devenu proverbial.

     Partout on accusa les Etats de sa forfaiture; on résistait partout. Lors de la conspiration de Cellamare, ce fut en Bretagne que la duchesse du Maine réunit ses plus hardis soldats.Les "Chevaliers de la Mouche à miel" qui se nommaient aussi les "Frères bretons", formaient une véritable armée dont les chefs, MM. de Pontcallec, de Talhoët, de Rohan-Polduc et autres eurent la tête tranchée sous le Bouffay de Nantes, en 1718. Ce fut un rude coup. La conspiration rentra sous terre. Mais la ligue des "Frères bretons", antérieure à la conspiration, et qui, en réalité, n'avait plus d'objet politique, continua d'exister et d'agir quand la conspiration fut morte.

     C'est le propre des assemblées secrètes de vivre sous terre. Les "Frères bretons" refusèrent d'abord l'impôt les armes à la main, puis ils cédèrent à leur tour, mais, tout en cédant, ils vécurent. Vingt ans après cette époque où se passèrent les événements que nous allons raconter, et qui forment le prologue de notre récit, nous retrouverons leurs traces. Le mystère est dans la nature de l'homme. Les sociétés secrètes meurent cent fois. En 1719, presque tous les gentilshommes s'étaient retirés de l'association, mais elle subsitait parmi le bas peuple des villes et des campagnes. Ce qui restait des frères nobles était l'objet d'un véritable culte.

     Les châteaux où se retranchaient ces partisans inflexibles de l'indépendance devenaient des centres autour desquels se groupaient les mécontents. Ceux-ci étaient peut-être impuissants déjà pour agir sur une grande échelle mais leur opposition se faisait en toute sécurité. Il eût fallu, pour les réduire, mettre à feu et à sang le pays où ils avaient des attaches innombrables.

     D'après ce que nous avons dit de la forêt de Rennes, on doit penser qu'elle était un des plus actifs foyers de la résistance. Sa population, entièrement composée de gens pauvres, ignorants et endurcis aux plus rudes travaux, était dans des conditions singulièrement favorables à cette résistance, dont le fond est une négation pure et simple, soutenue par la force d'inertie. Assez nombreux et assez unis pour combattre les gens de la forêt attendaient, confiants dans les retraites inaccessibles qu'offrait à chaque pas le pays, confiants surtout dans la connaissance parfaite qu'ils avaient de leur forêt, cet immense et sombre labyrinthe dans les taillis, reliaient la campagne de Rennes aux faubourgs de Fougères et de Vitré.

     Dans ces trois villes, ils avaient des adhérents. Le premier coup de mousquet tiré sous le couvert devait armer la plèbe déguenillée des basses rues de Rennes, les historiques bourgeois de Vitré, qui portaient encore brassards, hauberts et salades, comme des hommes d'armes du XVè siècle, et les habiles braconniers de Fougères.

     Il y avait au monde un homme qu'ils respectaient tant que si cet homme leur eût dit : payez l'impôt au roi de France, ils auraient peut-être obéi. Mais cet homme n'avait garde. Il était justement, cet homme, l'un des plus obstinés débris de l'Association bretonne, et sa voix retentissait encore de temps à autre dans la salle des Etats pour protester contre l'envahissement de l'ancien domaine des Riches ducs par les gens du roi de France.

     Il avait nom Nicolas Treml de la Tremlays, seigneur de Boüexis-en-Forêt, et possédait, à une demi-lieue du bourg de Liffré, un domaine qui le faisait suzerain de presque tout le pays. Son château de la Tremlays était l'un des plus beaux qui fût dans la Haute-Bretagne; son manoir de Boüexis n'était guère moins magnifique. Il fallait deux heures pour se rendre de l'un à l'autre, et tout le long du chemin on marchait sur la terre de Treml. M. Nicolas, comme on l'appelait, était un vieillard de grande taille et d'austère physionomie. Ses longs cheveux blancs tombaient en mèches éparses sur le drap grossier de son pourpoint coupé à l'ancienne mode.L'âge n'avait point modéré la fougue de son sang. A le voir droit et ferme sur la selle, lorsqu'il chevauchait sous la futaie, les gens de la forêt se sentaient le coeur vaillant et disaient : - tant que vivra notre monsieur, il y aura un Breton dans la Bretagne, et gare aux sangsues de Paris. Ils disaient vrai. Le patriotisme de Nicolas Treml était aussi indomptable qu'exclusif. La décadence graduelle du parti de l'indépendance, loin de lui être un enseignement, n'avait fait que grandir son obstination. D'année en année ses collègues des Etats écoutaient avec moins de faveur ses rudes protestations; mais il protestait toujours, et c'était la main sur la garde de son épée qu'il fulminait ses menaçantes diatribes contre le représentant de la couronne. - Vous avez mis la Bretagne au tombeau; moi, je mettrai du sang sur le tombeau de la Bretagne. Quand il n'est plus temps de combattre, il est temps encore de se venger et de mourir.

- Point de guerre! disait-il alors. un duel! Un seul coup, une seule mort! et M. de la Tremlays, enfonçant ses éperons dans les flancs de son cheval, combinait un de ces plans dont l'extravagante hardiesse amène le sourire sur les lèvres des hommes de bon sens : un plan audacieux, chevaleresque, mais impossible et fou, dont l'idée ne pouvait germer que dans le cerveau de gentilhomme campagnard, ignorant le monde et toisant la prose du présent à la poétique mesure du passé.

     La maison de la Tremlays n'avait qu'un héritier direct,Georges Treml, petit-fils du vieux gentilhomme. Que deviendrait cet enfant de cinq ans, frappé dans la personne de son aïeul et dépourvu de protecteur naturel? - Si je réussis, pensait-il, Georges aura un héritage de gloire; si j'échoue, monsieur mon cousin de Vaunoy lui gardera son patrimoine. Vaunoy est un bon chrétien et un loyal gentilhomme. Comme il prononçait mentalement ces paroles, une voix grêle et lointaine lui apporta le refrain d'une chanson du pays, sorte de complainte dont l'air mélancolique accompagnait le récit du trépas d'Arthur de Bretagne, méchamment mis à mort par son oncle Jean sans terre. La voix se rapprochait, le chant semblait prendre une nuance d'ironie.

     - D'ailleurs, mon petit Georges est Breton, comme son sang appartient à la Bretagne. La voix se tut durant quelques secondes, puis elle éclata tout à coup juste au-dessus de M. de la Tremblays. Celui-ci leva brusquement la tête et aperçut, au haut d'un gigantesque châtaignier un être d'apparence extraordinaire et presque diabolique. La créature, dégringolant de branche en branche, tomba aux pieds du vieux seigneur en poussant un grognement amical et respectueux. - Comment va ton père, Jean Blanc? demanda M. de la Tremlays. - Comment va ton fils? Nicolas Treml? répondit l'albinos en exécutant une cabriole. - Le père de Jean Blanc va bien. Jean Blanc veillait hier auprès de lui. Hier tu veillais sur Georges Treml : veilleras-tu sur lui demain, monsieur Nicolas? Ne laisse pas notre petit monsieur Georges à la merci d'un cousin....

     Le coffret de fer : Georges dormait. C'était un joli enfant blanc et rose, dont les cheveux blonds bouclaient gracieusement sur les broderies de l'oreiller. Quand les enfants s'ébattent ainsi en de joyeux rêves, les bonnes gens de Rennes disent qu'ils "rient aux anges"; pensée charmante et poétique, à coup sûr. Mais en Bretagne tout ce qui est poétique et charmant tourne vite à la mélancolie : on regarde cette "joie du sommeil" comme un présage de mort. L'enfant "rit aux anges", parce que les anges de Dieu sont là autour de son "chevet", pour emporter son âme au ciel.

    - Arthur de Bretagne! murmura le vieux gentilhomme qui ne pouvait oublier les paroles de Jean Blanc; si le dernier rejeton de ma race allait être sacrifié! mais non cet homme est un fou, et mon cousin de Vaunoy ne ressemble pas plus à l'Anglais Jean sans Terre qu'un chien fidèle ne ressemble à un loup! M. de la Tremlays, puissamment riche et noble, avait perdu son fils unique deux ans auparavant. Ce fils, qui avait nom Jacques Treml et qui était père de Georges, avait été de son vivant un homme fort et brave; Nicolas Treml lui avait inculqué de bonne heure sa haine contre la France, son amour pour la Bretagne. Il se sentait vieillir. Aurait-il le temps d'inoculer à Georges sa haine et son amour? Cet enfant mettra vingt ans à se faire homme, et il ne faut qu'un jour pour voir crouler une dynastie. Nicolas Treml n'était pas roi, mais il se regardait comme le dernier représentant d'une pensée vaincue qui pouvait à son tour remporter la victoire.....

     M. de la Tremlays était assis sous le manteau de la haute cheminée dans la salle à manger. A son côté, un grand et beau chien de race sommeillait indolemment. Dans un coin, le petit Georges, âgé de quatre ans alors, jouait sur les genoux de sa nourrice. On annonça Hervé de Vaunoy. - Approchez, monsieur mon cousin, dit-il avec une brusque courtoisie; vous êtes le bienvenu au château de nos communs ancêtres. L'entrevue fut courte et décisive. - J'espère, M. de Vaunoy, que vous êtes un vrai Breton! - Oui, Saint-Dieu! Mon cousin, répondit Hervé, un vrai Breton, tout à fait! - Déterminé à donner sa vie pour le bien de la province? - Sa vie et son sang, monsieur mon cousin! ses os et sa chair! Détestant la France, abhorrant la France, monsieur mon digne parent! Prêt à dévorer la France d'un coup de dent, si elle n'avait qu'une bouchée! - A la bonne heure! s'écria Nicolas Treml enchanté. touchez-là, Vaunoy, mon ami. Nous nous entendrons à merveille, et mon petit-fils Georges aura un père en cas de malheur.

     Hervé fut installé le soir même au château de la Tremlays, et, depuis lors, il ne le quitta plus. Les choses restèrent ainsi durant dix-huit mois. .. Il n'y avait que deux personnages auprès desquels Vaunoy n'avait point su trouver grâce : le premier et le plus considérable était Loup, le chien favori de Nicolas Treml; le second n'était autre que Jean Blanc, l'albinos. Chaque fois que Vaunoy entrait au salon Loup fixait sur lui ses rondes prunelles et grognait. Vaunoy avait beau le flatter, il perdait sa peine. Loup, en bon Breton qu'il était, avait la tête dure et ne changeait point volontiers de sentiment.... Mais Vaunoy, d'autre part, était si humble, si serviable, si dévoué! Et puis, saint-Dieu! Il détestait si cordialement la France! Quant à Jean Blanc, sa haine était moins redoutable que celle de Loup. Jean Blanc occupait dans l'échelle sociale une position infiniment plus humble. Il était, de son métier tailleur de cercles, passait pour idiot, et n'eût point su soutenir son vieux père sans l'aide charitable de M. de la Tremlays. Jean Blanc était reçu dans les cuisines du château, parce que l'hospitalité bretonne accueillait hommes, mendiants et animaux avec une égale religion......Tant que durait le jour, il chantait de bizarres refrains sur les couronnes des châtaigniers, ou bien il gambadait le long des chemins. A vêpres, son blême visage grimaçait à faire pâmer de rires chantres, marguilliers et bedeau....

     Le vent des nuits courait dans les longs corridors de la Tremlays. Nicolas Treml, abritant de la main la flamme, descendit le grand escalier et se rendit à la salle d'armes où reposait Jude Leker, son écuyer. Il l'éveilla et lui fit signe de le suivre... Nicolas Treml fit jouer la serrure d'une armoire scellée dans le mur. De cette armoire, il tira un coffret de fer vide qu'il mit entre les mains de Jude. Ensuite, prenant au fond d'un compartiment secret de pleines poignées d'or, il les empila méthodiquement dans le coffret. Cela dura longtemps, car il en compta cent-mille livres tournois. - Demain, dit-il d'une voix basse et calme, tu chargeras cette cassette sur un cheval et tu iras m'attendre, avant le lever du soleil, à la Fosse-aux-loups. Jude se dirigea vers la porte. - Attends, poursuivit encore Nicolas Treml; tu t'habilleras comme on fait lorsqu'on ne doit point revenir au logis de longtemps. Tu t'armeras comme pour une bataille où il faut mourir. Tu diras adieu à ceux que tu aimes. As-tu fait ton testament?......

     Le dépôt : Nicolas Treml ne dormit point cette nuit-là. Le lendemain, avant le jour, il entendit dans la cour le pas du cheval de Jude. Presque au même instant la porte de sa chambre s'ouvrit et Hervé de Vaunoy parut sur le seuil. Maître Hervé n'avait plus cet air humble et craintif. Son sourire s'épanouissait maintenant, joyeux, sur sa lèvre. - Saint-Dieu! dit-il en arrivant, vous êtes matinal, monsieur mon très cher cousin. Il s'arrêta tout à coup en apercevant le sévère et pâle visage de Nicolas Treml. qui lui montra du doigt un siège; il s'assit. - Hervé, quand Dieu a repris mon fils, vous étiez un pauvre homme; faible, vous souteniez une lutte inégale contre moi qui suis fort. Vous alliez être écrasé.... Je vais partir pour ne point revenir peut-être... Ma route sera longue, et au bout je trouverai un abîme. La Providence protège-t-elle encore le pays breton? Mon espoir est faible, et ma ferme croyance est que je vais à la mort. - A la mort? répéta Vaunoy sans comprendre. - Mourir pour la Bretagne! Mourir pour une mère opprimée, monsieur, n'est-pas là le devoir d'un gentilhomme et d'un Breton? - Si fait, ah! Saint-Dieu, je crois bien! Mais.... - Vous l'aimez bien, n'est-pas, Hervé, ce pauvre enfant que je vous lègue? Vous lui apprendrez à aimer la Bretagne, à détester l'étranger. Vous me remplacerez. Vaunoy fit le geste d'essuyer une larme....

     La Fosse-aux-loups : A une demi-heure de chemin de la lisière orientale de la forêt de Rennes, loin de tout village et au centre des plus épais fourrés, se trouve un ravin profond dont la pente raide et rocheuse est plantée d'arbres qui s'étagent, mêlés ça et là d'épais buissons de houx et de touffes d'ajoncs qui atteignent une hauteur extraordinaire. Un mince filet d'eau coule pendant la saison pluvieuse au fond du ravin; l'été, tout trace d'humidité disparaît. Ce ravin court du nord au sud. L'un de ses bords est occupé par une futaie de chênes; l'autre s'élève presque à pic, boisé vers sa base, puis ras et nu comme une lande...Le ravin se rétrécissait tout à coup, de telle façon que les grands arbres rejoignaient leurs épais branchages et formaient une voûte impénétrable. Cet immense berceau avait nom, dans le pays, la Fosse-aux-Loups. Au centre s'élevait un chêne de dimensions colossales.On disait que l'arbre s'élevait directement au-dessus d'un vaste souterrain. Personne, et c'est bien là le caractère propre de l'apathie bretonne, n'avait jamais songé à vérifier cet on-dit; à cause de cela, tout le monde était persuadé de son exactitude. Les uns prétendaient que c'étaient tout simplement d'anciens puits d'où l'on retirait autrefois du minerai de fer; les autres affirmaient que ces caves sans limites couraient en tous sens sous la forêt et rejoignaient celles du manoir de Bouëxis, où la tradition plaçait un des centres de résistance au contrat d'Union, du temps de la bonne duchesse Anne, cette princesse si populaire en Bretagne, dont les actes sont maudits et dont la mémoire est adorée. Dans cette seconde hypothèse, le souterrain aurait été un refuge ou un lieu d'assemblée pour les premiers conjurés qui, dans la Haute-Bretagne, portèrent le nom de "Frères bretons", sous le règne de Louis XII.

     Deux larges trous donnaient passage à l'intérieur, qui formait une véritable salle où dix hommes auraient pu s'asseoir à l'aise. Ce fut au pied de ce chêne que M. de la Trembays rejoignit son écuyer. Nicolas Trembl était soucieux. Il se mit à genoux près du coffret dont il fit jouer la serrure. Puis, tirant de son sein le parchemin signé par Hervé de Vaunoy, il le cacha sous les pièces d'or. - Comme cela, pauvres ou riches, les Treml pourront réclamer leur héritage, et la trahison sera vaincue.... si trahison il y a. Jude ne comprenait point. C'était un homme de robuste taille et de visage durement accentué. Ses pommettes anguleuses saillaient brusquement hors du contour de sa joue et donnaient à ses traits ce caractère de rudesse que présente souvent le type breton. Son costume, de même que celui de M. Nicolas, eût été fort à la mode cent ans auparavant, et, à la longueur démesurée de sa rapière à garde de fer, on pouvait croire que le temps des chevaliers errants et des hauberts d'acier n'était point passé depuis des siècles.

     C'est que, en Bretagne, le temps ne vole point, il marche; ses ailes se détrempent et s'alourdissent au brumeux contact de l'atmosphère armoricaine. Les coutumes enchérissent sur le temps; elles restent immobiles. Il y a encore, au moment où nous écrivons ces lignes, entre Paris et telle ville du pays de Léon, de la Cornouaille ou de l'évêché de Rennes, la même distance qui existe entre le Moyen-Age et notre ère, entre la résine et le gaz, entre le coche et la vapeur - mais aussi entre la croyance et le doute, entre la poésie et la prose, entre les flèches à jour d'une cathédrale et les toits bâtards des temples de l'argent..... Les moeurs sont stationnaires en Bretagne et les souvenirs vivaces. Au commencement du siècle qui vit compiler l'encyclopédie et dressa un piédestal à Voltaire, les rites féodaux n'étaient point oubliés en Bretagne, au "pays des pierres et des mers". Les gentilshommes, qui ne perdent jamais de vue les cheminées de leurs manoirs, n'avaient pu changer de peau au contact des idées nouvelles. 

     Le voyage : La dernière voix que Nicolas Treml entendit sur ses domaines fut celle de Jean Blanc, dont le chant mélancolique le saluait au départ comme un menaçant augure. Il fallut au vieux gentilhomme toute sa force d'âme et cette obstination qui est le propre du caractère breton pour vaincre les tristesses qui vinrent assaillir son coeur. Il repoussa loin de lui l'image de Georges et continua sa route.

     Il ne voulut point que l'on connut son itinéraire car, après avoir fait deux lieues dans la direction du Couesnon et de la mer, il revint brusquement sur ses pas, tourna Vitré et gagna le chemin de Laval en laissant sur sa droite les belles prairies où serpente le ruisseau qui s'appelle déjà la Vilaine. Il fila entre Vitré et Laval, un peu au-dessous du bourg d'Ernée qui joua, quatre-vingt ans plus tard, un grand rôle dans les guerres de la chouannerie. Nicolas Treml arrêta son cheval devant une barrière et se découvrit. Jude Leker l'imita. - Quelques pas encore, dit M. de La Trembays, et nous serons sur la terre ennemie, la terre de France. Pendant que nos pieds touchent encore le sol de la patrie, il nous faut dire un Ave à Notre-Dame de Mi-Forêt. Tous deux récitèrent l'oraison latine.

     - Autrefois ces poteaux avaient une tête. Celui-ci, le nôtre, portait l'écusson d'hermine timbré d'une couronne ducale. L'autre portait celui d'azur à trois fleurs de lis d'or. De ce côté-ci de la barrière, il y avait un homme d'armes breton; de l'autre, un homme d'armes français. Les soldats se regardaient en face; les emblêmes se dressaient fièrement à longueur de lance : Dreux et Valois étaient égaux. - C'était un glorieux temps, monsieur Nicolas! soupira Jude - Dreux n'est plus, continua Treml dont la voix tremblait, et la Bretagne est une province française....
     Le voyage fut long. Ils virent d'abord Laval, ancien fief de La Trémoille; Mayenne, qui donna son nom au plus gros des Ligueurs; Alençon, qui fut l'apanage des fils de France.... Le matin du sixième jour, ils franchirent le grille dorée du parc de Versailles, abandonné déjà... Après avoir marché quelques heures encore, ils trouvèrent la Seine et Paris. En entrant dans la ville, Nicolas Treml se fit indiquer le palais du régent et piqua des deux fers pour y arriver plus vite. Il descendit de cheval à la porte du Palais Royal. Il voulut y entrer; les valets lui barrèrent le passage. - Allez dire à Philippe d'Orléans, dit-il que Nicolas Treml veut l'entretenir.Les valets regardèrent le costume gothique du vieux gentilhomme qui disparaissait littéralement sous une épaisse couche de poussière, et tournèrent le dos en éclatant de rire. Le plus courtois d'entre eux répondit : - Son Altesse Royale est en son château de Villers-Cotterêts.

     La magnifique maison de plaisance du régent Philippe d'Orléans avait ce jour-là un aspect plus joyeux encore que d'habitude. On voyait les palefreniers s'empresser autour des carrosses attelés. Les chevaux de selle piaffaient et se démenaient comme pour appeler leurs maîtres, et toute une armée de pages, coureurs et laquais à brillantes livrées encombrait les abords du perron. Le régent était encore à table. Dès que le repas fut fini, courtisans et belles dames descendirent, à flots de velours et de satin, le grand perron du château.....
      Philippe d'Orléans n'avait pas pris place dan le carrosse. Il essayait un magnifique cheval que lui avait envoyé la reine Anne d'Angleterre; présent qu'il appréciait surtout à cause de son origine britannique, car le régent était Anglais de coeur.... Il y avait une heure que la cavalcade avait quitté l'avenue; elle avançait lentement : les gentilshommes caracolaient aux portières des carrosses qui roulaient sans bruit sur le gazon des allées. Tout à coup, à un détour de la route, deux cavaliers apparurent et se posèrent au milieu du chemin, de manière à barrer le passage.
- Qui êtes-vous? demanda le régent- Je suis Nicolas Treml de La Tremlays, seigneur de Boüexis-en-Forêt. - Et que voulez-vous? - Me battre en combat singulier contre le régent de France!

     Ces étranges paroles furent prononcées d'un ton grave et ferme, exempt de toute fanfaronnade. Les courtisans se regardèrent.Un muet sourire vint à leurs lèvres. Les dames étaient puissamment intéressées : elles contemplaient cela comme on suit une représentation dramatique. On eût dit que la Bretagne du XVè siècle sortait du tombeau et venait demander raison de la conquête aux arrière-neveux des conquérants. Philippe d'Orléans avait senti d'abord un mouvement d'inquiétude, mais dix gentilshommes le séparaient maintenant du vieux breton. Il oublia sa passagère frayeur. - Ce bonhomme est fou, dit-il en riant; il fera peur à nos dames. Qu'on le chasse!

     - Soyez témoins! reprit Nicolas Treml : ne pouvant accuser le roi qui est un enfant, j'accuse le régent de France de tenir en servage la province de Bretagne, laquelle est libre de droit.... Durant une seconde Phlippe d'Orléans et Nicolas Treml se trouvèrent face à face. Ce court espace de temps suffit au vieillard qui, levant son massif gant de buffle, en frappa le régent de France en plein visage et cria d'une voix retentissante : - Pour la Bretagne! Trente épées menacèrent au même instant sa poitrine; les dames purent s'évanouir. Le dénouement surpassait toute attente.En recevant ce sanglant outrage, Philippe d'Orléans avait pâli. Il mit l'épée à la main mais il s'arrêta en chemin. La colère avait peu de prise sur cette nature où la tête dominait complètement le coeur. Il revint vers les princesses pour calmer leur frayeur.

     Pendant cela, un combat inégal et dont l'issue ne pouvait rester douteuse s'était engagé entre les deux bretons et la suite de son Altesse Royale qui essayaient de désarmer leurs adversaires.Nicolas Treml fut pris et lié à un arbre. Comme il arrive toujours après une défaite, mille pensées sinistres se pressaient dans son cerveau. Il sentait naître en lui un doute touchant la loyauté de son parent, Hervé de Vaunoy. - Pauvre berceau! dit-il. Le régent donna le signe du retour. Tout au long de la route, il se montra d'une fort aimable gaieté. Il n'était pas méchant. Seulement, en montant le perron du château, il se pencha à l'oreille de ses conseillers et prononça le mot Bastille; le conseilla s'inclina. C'était l'arrêt de Nicolas Treml et de l'honnête Jude, son écuyer. 

     Tutelle : Vaunoy avait totalement changé de caractère. depuis deux ans, il rêvait jour et nuit la possession du riche domaine de Treml, et voilà que tout à coup ce rêve s'était accompli. Pauvre hier et ne possédant que son manteau râpé de gentillâtre, il s'éveillait aujourd'hui aussi riche que pas un membre de la haute noblesse bretonne. Le Breton est bon et généreux d'ordinaire, mais quand il se met à être mauvais, les traîtres du mélodrame sont des anges auprès de lui: rien ne lui coûte, et les moyens qu'il emploie alors sont d'une brutalité diabolique. 

     Vaunoy continua de traiter Georges comme le fils chéri et respecté de son seigneur. Il voulait se faire un appui de l'affection de l'enfant pour le cas redoutable où M. de La Trembays fût revenu inopinément quelque jour. Néanmoins il y avait un fidèle serviteur qu'il n'avait point pu chasser ; c'était Loup, le chien favori de M. Nicolas. En vain, les nouveaux valets, armés de fouets, avaient poursuivi Loup, il revenait toujours. Au moment où Hervé le croyait bien loin, il le retrouvait, le soir, assis auprès du berceau de Georges endormi.

     Loup n'était pas le seul à veiller : avec la bourse de Nicolas Treml, Jean Blanc avait soulagé les souffrances de son père. Il ne travaillait plus : le jour, il dormait ou rôdait autour du château; la nuit, il montait dans l'un des arbres du parc, dont les longues branches venaient frôler les fenêtres de la chambre où dormait Georges.

     L'étang de la Tremlays : Il y avait six mois que Nicolas Treml était parti. Personne ne savait en Bretagne ce qu'il était devenu. Les gens de la forêt le regrettaient parce qu'il était bon maître.... Un soir d'automne, Hervé de Vaunoy jeta sa canardière sur son épaule et prit le petit Georges par la main. M. de Vaunoy ouvrit le cadenas d'un petit bateau, plaça Georges sur l'un des bancs et quitta la rive. .. L'enfant tourna la tête. Vaunoy le saisit par derrière et le précipita dans l'étang. Au même instant, une longue forme blanche se montra dans le feuillage du chêne, mais Vaunoy ne put la voir, occupé qu'il était à fuir vers le bord à force de rames. La lune qui se levait jeta ses premiers rayons par-dessus les taillis et vint éclairer le pâle visage de Jean Blanc. L'albinos se laissa glisser le long d'une branche flexible qui retombait au ras de l'eau.Quelques secondes après, Jean Blanc revint à la surface, ramenant l'enfant évanoui. - je savais qu'on ferait du mal au petit monsieur!J'étais là pour que le fort ne tuât point le faible comme dans la chanson d'Arthur de Bretagne. Il ôta de sa poitrine une médaille de cuivre qui portait l'image de Notre-Dame de Mi-Forêt. Il la passa au cou de l'enfant toujours inanimé. - Sainte Vierge, cria-t-il réveillez-le! Un irrésistible rire interrompit cette ardente invocation. Aussitôt après, il tomba en convulsion, puis emporté par sa fièvre folle il se jeta, tête baissée, gambadant. Pendant plus d'une heure il courut les taillis en répétant : - Je suis le mouton blanc...le mouton! ... Il atteignit l'allée où il avait laissé l'enfant. Son coeur battit de joie car un rayon de lune éclairait un objet blanc sur le talus. Jean le toucha. C'était son justaucorps de peau. L'enfant avait disparu.

     La veillée : Vingt ans de plus pèsent un poids bien lourd sur la tête d'un homme: l'enfant s'est fait homme, l'homme est devenu vieillard, le vieillard a cessé de vivre. Mais le beau château de la Trembays s'élève toujours droit et robuste, au bout de son allée de grands chênes. Nous sommes à l'automne de l'année 1740, et il y a veillée dans les cuisines de M. Hervé de Vaunoy de la Tremlays. Renée releva la tête avec inquiétude : - est-ce que l'on craint une attaque des "Loups"? - les "Loups" répéta Simonnet en frappant son poing sur la table. Si j'étais seulement dans la peau de M. le lieutenant du roi, on ne les craindrait pas longtemps, les maudits brigands! Dire qu'ils ont brûlé mon beau pressoir de Boüexis-en-Forêt! - Volé mes vaches, ajouta la trayeuse. - Dévasté mon chenil! dit Yvon - Braconné plus de gibier que n'en chasse en trois ans notre monsieur! exclama le garde. - Tué mes poules! - Foulé mes guérets! - Brisé mes espaliers!

     Goton alluma sa pipe : - il y a vingt ans le maître de la Tremlays s'appelait M. Nicolas. Ceux que vous nommez les "Loups" étaient des agneaux alors. C'est la misère qui a aiguisé leurs dents. La vieille releva sa tête chenue avec dignité - Je ne défends point les "Loups" qui savent bien se défendre eux-mêmes. Je dis que ce sont des Bretons, voilà tout, et que certaines gens sont plus vaillantes au coin du feu que sous le couvert! - Patience! Patience! dit enfin Simonnet. Il doit nous arriver de Paris un brave officier du roi pour prendre le commandement des sergents de Rennes et protéger le passage des deniers de l'impôt à travers la forêt. Ces "Loups" damnés ont tué le dernier capitaine. 

     Tant que Nicolas Treml avait vécu, comme il possédait, lui seul, autant et plus de biens que tous les autres gentilshommes ensemble, ces derniers s'étaient modelés sur lui. Or Treml était un vrai seigneur, doux au faible, rude au fort, et plus disposé à faire l'aumône à ses voisins qu'à leur disputer le chétif soutien de leur existence.
     Vaunoy avait pris sa place et mis sa lésinerie de gentillâtre dans toutes les affaires que son cousin avait traitées en gentilhomme. Les propriétaires des alentours, autorisés par ce nouvel exemple, firent de même, et ce fut bientôt de toutes parts un système d'attaque et de compression contre les malheureux de la forêt. D'un côté, le fisc, de l'autre, les propriétaires. Celui-là leur arrachait leurs faibles épargnes, ceux-ci leur enlevaient tout moyen de vivre.

     Les gens de la forêt ressemblaient plus au sanglier qu'au lièvre; néanmoins dans le premier moment, traqués, poursuivis de toutes parts, ils ne cherchèrent leur salut que dans la fuite, et se cachèrent au fond des retraites ignorées qui pullulaient dans le pays. Mais leur naturel farouche et belliqueux supportait impatiemment cette tactique pusillanime; pour combattre, ils n'avaient besoin que de se concerter. Au premier appel, ils se levèrent.
     Les épais fourrés de la forêt vomirent inopinément cette population sauvage, et mal en prit aux agents du fisc aussi bien qu'aux avares propriétaires qui avaient suscité cette tempête. Bien des cadavres jonchèrent la mousse des futaies, bien des ossements blanchirent sous le couvert et, par les nuits noires, plus d'une gentilhommière, attaquée à l'improviste, porta la peine de la cupidité de son maître. On vit venir des soldats de Rennes et de toutes les villes environnantes; mais, à mesure que l'attaque s'opiniâtrait, la résistance s'organisait plus puissante. Il devint évident que les insurgés avaient un chef habile et résolu, dont les ordres, quels qu'ils fussent, étaient suivis avec une aveugle soumission.

     Le moment vint où la défense, conduite avec un ensemble merveilleux, déborda l'attaque. Les rôles changèrent. Les opprimés devinrent agresseurs et, un beau jour, cinq mille paysans en sabots, le visage couvert de masques bizarres, firent irruption jusque dans Rennes et pillèrent l'hôtel de M. le lieutenant du roi. De ce moment, la terreur se mit de la partie. L'insurrection acquit ce prestige qui est à toute entreprise comme un gage assuré de succès. On entoura le chef des révoltés d'une mystérieuse auréole, et chacun eut à raconter sur son compte quelque miraculeux exploit. Les gens de la forêt devinrent populaires à vingt lieues à la ronde. Ils eurent leurs généalogistes, et les savants du crû prirent la peine de rattacher leur association par des liens historiques et d'ailleurs incontestables à la fameuse société politique des Frères bretons qui, au milieu du siècle précédent, avaient failli enlever la Bretagne à la domination française.

     On leur prenait ce qui, de père en fils, avait toujours été à eux. Le fisc leur arrachait le fruit de leur labeur. Il aurait fallu opposer l'idée chrétienne à leurs rancunes et la charité à leur ruine; mais au lieu de prêtres on leur envoya des soudards. Ils ne travaillèrent plus, et ce fut tant pis pour leurs voisins. Les soldats du roi, par représailles, démolirent ou incendièrent les loges qui bordaient les grandes allées. mais c'était là peine perdue. Les loups savaient où trouver ailleurs un asile; ils apprenaient en outre à s'indemniser largement des pertes qu'on leur faisait subir....

       Le capitaine se recueillait en ses souvenirs. Fleur-des-Genets riait, pleurait et remerciait Notre-Dame de Mi-Forêt. Et Jean Blanc, penché sur la main de son jeune maître, savourait l'allégresse qui emplissait son âme. - Et maintenant, dit-il, Georges Treml, vous êtes Breton et noble : il vous faut regagner l'héritage de votre père tout entier : noblesse et fortune! Jean Blanc n'eut pas besoin de donner de longues explications à son jeune maître, qui savait en grande partie son histoire, l'ayant entendue de la bouche du  pauvre écuyer Jude, sans se douter qu'il pût y avoir le moindre rapport entre lui, Didier, officier de fortune, et Georges Treml, le représentant d'une famille puissante. Didier, en devenant Georges Treml, sentit naître dans son coeur une gravité inconnue. -Je vais me rendre à la Tremlays, dit-il; j'aurai raison de M. de Vaunoy....

Alain GOUAILLIER, juin 2016,

qui vous propose une lecture du Texte intégral "Le Loup Blanc/Le Joli Château"

 - de Paul Féval également : "la fée des grèves" et "la soeur des fantômes"

 - autres ouvrages : -"Colonel Armand, marquis de la Rouerie" d'H. Le Bevillon

                           - "Histoire de Bretagne, Le point de vue breton" de JP Le Mat

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